Une immigration ultra-centenaire

Maria Luisa Caldognetto
Culture
Inclusion
Discrimination
Travail

Aperçu général et spécificités de la présence italienne au Luxembourg

L’époque des pionniers

Si des Italiens avaient déjà rejoint les régions de l’actuel Luxembourg au cours des siècles précédents, et notamment des banquiers lombards au Moyen-Âge, des soldats mercenaires à la Renaissance, des maîtres-bâtisseurs expérimentés et des commerçants de produits du Sud pendant l’ancien régime, ce ne sera qu’à partir des dernières décennies du 19e siècle que le flux migratoire en provenance de la Péninsule deviendra quantitativement impressionnant. C’était l’époque du grand exode des Italiens, non seulement en direction des Amériques mais également vers les pays européens en plein essor industriel, dont le Luxembourg. Profitant de la toute récente introduction des nouvelles technologies dans la production de l’acier, le Grand-Duché allait s’affirmer comme l’un de grands producteurs à niveau international mais ne devenait pas moins dépendant de la main-d’œuvre étrangère.

Travailleurs italiens à Dudelange en 1908 [archives Centre de Documentation sur les Migrations Humaines]

Arrivés avec l’espoir d’améliorer leurs conditions de vie et de travail, les immigrés italiens, originaires alors des régions du Nord et du Centre de la Péninsule, étaient destinés aux tâches les plus ordinaires et moins rémunérées dans les mines de fer ou dans les chantiers de construction que l’urbanisation rapide multipliait. Il s’agissait pour la plupart de jeunes adultes, célibataires, engagés avec des contrats à terme, qui rentraient chez eux pendant les mois d’hiver pour revenir au printemps, dans une sorte de rotation incessante, impossible à recenser dans son envergure véritable et dont pouvaient profiter leurs employeurs suivant les fluctuations du marché. Malgré l’instabilité involontaire, qui était pourtant souvent reprochée à ces immigrés, des quartiers « italiens » commenceront très tôt à surgir dans les principales localités du Bassin minier, à Dudelange, Esch, Differdange. 

Café-Restaurant italien dans le quartier du Brill à Esch-sur-Alzette, ouvert en 1906 [archives Benito Gallo]

Dans ces lieux à l’aspect pour le moins « exotique » s’installeront les premières familles qui se mettront au service de leurs compatriotes ouvrant des pensions, des cafés, des épiceries avec les produits typiques de leurs régions d’origine. Une vie sociale très intense et variée s’y développera rapidement, qui verra la naissance d’associations diverses dans le domaine culturel, sportif et des loisirs, mais également des sociétés de secours mutuel assurant un minimum d’assistance en cas d’accident de travail ou maladie.

L’entre-deux-guerres mondiales

Cette phase initiale de la présence des Italiens au Luxembourg sera brusquement interrompue lorsqu’éclatera la Première Guerre mondiale, qui verra beaucoup d’immigrés transalpins rentrer précipitamment dans leur patrie, si bien qu’une fois terminé le conflit, leur nombre ne touchera plus les pourcentages d’avant la guerre, à savoir entre les 10.000 et 20.000 unités dans un pays qui ne dépassait pas les 250.000 habitants au total. La collectivité italienne qui se reconstituera petit à petit se composera désormais non seulement d’immigrés en quête de travail mais également de rescapés du régime fasciste qui à partir de 1920 allait s’imposer en Italie. Ainsi, la période entre les deux guerres mondiales sera marquée par des affrontements sans merci entre compatriotes adhérents et opposés au régime, et même ceux qui, tout en restant en retrait, ne se montraient pas trop sensibles à la propagande des autorités fascistes seront de plus en plus soumis au chantage et aux intimidations. Avec l’occupation nazie du Grand-Duché, en 1940, des groupes de résistance se formeront aussi parmi les immigrés italiens, plusieurs d’entre eux subiront la déportation, certains y perdront la vie. Quant aux rescapés des camps de concentration qui regagneront le Luxembourg à la fin de la guerre, ils subiront – aussi paradoxal que cela puisse paraître – les mêmes discriminations réservées à la fin du conflit aux ressortissants d’un pays ennemi, sans aucune différence entre fascistes et antifascistes.

Familles de déportés antifascistes italiens attendant leur retour à Esch-sur-Alzette en 1945 [archives Benito Gallo]

Une recomposition aux facettes multiples

Les relations tendues entre les deux pays s’estomperont cependant sans tarder, face à un besoin accru de main-d’œuvre en vue de la reconstruction et de la reprise des activités au Luxembourg. Des accords bilatéraux avec l’Italie seront signés à partir de 1948 et l’immigration de la Péninsule reprendra encore une fois, mais rien ne sera plus comme avant au sein de la collectivité italienne, qui verra une transformation radicale dans sa composition, dans sa distribution sur le territoire grand-ducal, dans les nouvelles professionnalités qui allaient s’affirmer. Si pendant la première moitié du siècle les ressortissants italiens provenaient du Nord et du Centre de la Péninsule, on assistait maintenant à l’arrivée d’un contingent de plus en plus important des régions méridionales, composé non seulement de célibataires mais également de familles autorisées à rejoindre leurs conjoints. Le Bassin minier ne sera plus leur destination principale, d’autant plus que le déclin de la sidérurgie s’annoncera sans tarder, et d’autres localités comme Luxembourg-ville et ses alentours prendront progressivement la relève, ainsi que certaines localités du Nord comme Ettelbruck. À l’offre de travail dans les nombreux chantiers de construction s’ajouteront d’autres activités, notamment dans le secteur de la restauration où les produits italiens étaient entre-temps de plus en plus appréciés par la clientèle locale. 

Restaurant-Pizzeria « Bella Napoli » à Luxembourg-ville, années 1970-1980 [archives Benito Gallo]

L’arrivée des fonctionnaires européens communautaires dès les années 1950, les nouvelles opportunités d’emploi offertes par le développement successif du secteur financier et d’autres services à vocation internationale, contribueront à changer ultérieurement le visage de l’immigration transalpine traditionnelle. Sans oublier la présence des deuxièmes et troisièmes générations, nées des anciennes familles d’immigrés, qui, ayant fréquenté l’école et même accédé aux études supérieures, amorceront une ascension sociale qui les verra plus tard occuper des postes de prestige – inimaginables pour leurs parents et grands-parents – dans différents domaines professionnels, culturels et même politiques.

Le déclin d’une épopée qui aura marqué à jamais le pays

À partir de la fin des années 1960 on remarque cependant une inversion de tendance du point de vue quantitatif, lorsque le nombre d’Italiens arrivés sera inférieur par rapport à ceux qui quittaient le Luxembourg, attirés par la reprise économique spectaculaire des régions du Nord de la Péninsule où par les opportunités offertes dans d’autres pays européens. La collectivité italienne ira ainsi progressivement se stabiliser, toute catégorie confondue, autour des 20.000 unités recensées dans les années 1990, un chiffre que l’on peut considérer, à quelques nuances près, valable jusqu’à la deuxième décennie des années 2000, lorsqu’une tendance à la hausse se préfigure (23.000 Italiens recensés en 2020), due à une nouvelle typologie de migrants, jeunes, très mobiles, détenteurs souvent de diplômes supérieurs, provenant désormais des régions septentrionales et méridionales de la Péninsule sans distinction.  

Si les immigrés transalpins figurent aujourd’hui à la troisième place, derrière les Portugais (95.000) et les Français (48.000), sur un total de 626.000 habitants au Luxembourg (STATEC 2020), ces chiffres ne nous parlent toutefois que des détenteurs de la seule nationalité italienne, alors que, depuis la loi de 2009 sur la double nationalité, quelques milliers de résidents italiens ont également acquis la nationalité luxembourgeoise. Mais ce que ces chiffres ne nous montrent pas c’est avant tout la complexité d’un univers beaucoup plus vaste, qui inclut les nombreux descendants des anciens immigrés, que l’on peut détecter – au moins en partie – par la diffusion des noms de famille à la consonance sans équivoque et qui fait dire aux sociologues qu’un quart de la population luxembourgeoise actuelle aurait au moins un ancêtre d’origine italienne. 

Que reste-t-il dans les imaginaires et dans la réalité ?

Comme toute histoire migratoire qui se respecte, celle des Italiens au Luxembourg est à son tour une histoire de rencontres, d’échanges et de « contaminations ». Sans vouloir nier les conflictualités, les préjuges et les stéréotypes qui l’ont longtemps accompagnée, il nous semble utile de souligner qu’au fil du temps des dynamiques de transculturation se sont néanmoins activées, capables de renverser la donne au point de faire apprécier la diversité transalpine, carrément méprisée au début par la société d’accueil. Prenons le cas des quartiers « italiens » évoqués plus haut, espaces « ethniques » par excellence où les migrants tentaient de trouver leur propre place marquant les lieux avec des éléments familiers, recréant ainsi une sorte de patrie alternative pour sauvegarder leurs us et coutumes, langue et traditions, face au traumatisme de la séparation et à la crainte de l’inconnu. Un lieu de transition, seuil nécessaire pour se donner le temps d’aller à la rencontre de l’autre et rendre finalement possible l’échange. Ceci n’a pas été facile au début, lorsque la méfiance et le refus étaient de mise à l’égard de ceux qui étaient perçus comme des intrus, différents et même dangereux. « Sales, bruyants, brutaux et violents », voilà comment étaient présentés les Italiens dans un guide touristique de 1907 décrivant le quartier surpeuplé et insalubre de la Frontière où ils habitaient à Esch. Vingt ans plus tard, en 1926, on pouvait encore lire dans un autre guide de la ville des épithètes à leur égard tels que « rustres » et « criards », leur reconnaissant tout de même les « longues journées de travail » dont ils s’acquittaient. 

Caricature parue à l’occasion d’un match de foot entre les équipes « Alliance » (Quartier Italien de Dudelange) et « Union » (Luxembourg-ville) en 1960 [archives Centre de Documentation sur les Migrations Humaines]

L’impact avait été si visiblement choquant sur le pays d’accueil qu’on a des difficultés à l’imaginer aujourd’hui, lorsque les anciens « wëlle Bieren » et « Spaghettifréisser » évoquent plutôt un certain style et un art de vivre qui engendrent l’imitation. Les conditions de vie ne sont bien évidemment plus celles d’autrefois, mais c’est surtout le regard qui a changé, comme nous le confirment ces propos tirés du livre d’un écrivain luxembourgeois paru en 2011 : « Au fil de leur migration plus que centenaire, ces expatriés ont fort heureusement marqué notre pays de leur empreinte… Avec leurs espoirs et leur force de travail, ces gens ont aussi apporté leur joie de vivre, qui, jusqu’à aujourd’hui, reste indissociablement liée aux préférences et aux coutumes culinaires de leur ancienne patrie ». Les mêmes coutumes, honnies autrefois et qui avaient fourni le prétexte à l’insulte et à la dérision, devenues entre-temps l’occasion de s’approprier des « délicieuses » recettes indissociables de « la convivialité et du sens de l’hospitalité »... 

En d’autres mots, après plus d’un siècle de présence des Italiens au Luxembourg, leur apport social et culturel à l’histoire du pays d’accueil n’est plus mis en question et devient même l’objet d’une admiration sincère, synthétisant l’accomplissement d’une véritable métamorphose que seule la rencontre ouverte et réciproque avec l’altérité a rendu possible.

Références bibliographiques:

Besch S., Legrand M., “Les Italiens du Luxembourg : une identité originale ?”, dans Boggiani J., Caldognetto M.L., Cicotti C., Reuter A. (éd.), Traces de mémoire, mémoire des traces. Parcours et souvenirs de la présence italienne au Luxembourg et dans la Grande Région, Publications de l’Université du Luxembourg, Luxembourg 2007, pp. 31-49.

Fehlen F., “Présence des Italiens et de la langue italienne au Luxembourg”, dans Boggiani J., Caldognetto M.L., Cicotti C., Reuter A. (éd.), Paroles et images de l’immigration. Langue, littérature et cinéma : témoins de la présence italienne au Luxembourg et dans la Grande Région, Publications de l’Université du Luxembourg, Luxembourg 2006, pp. 27-44.

Gallo B., Les Italiens au Grand-Duché de Luxembourg, Impr. Saint Paul, Luxembourg 1987.

Luxembourg-Italie. Hommage au père Benito Gallo, Centre de Documentation sur les Migrations Humaines, Dudelange 1999. 

Reuter A., “Cinq siècles de présence italienne au Luxembourg (XIIIe-XVIIIe siècles)”, dans Reuter A., Scuto D. (éd.), Itinéraires croisés. Luxembourgeois à l’étranger, étrangers au Luxembourg, Éditions Le Phare, Esch-sur-Alzette 1995, pp. 46-57.


Maria Luisa Caldognetto

Formation :

Docteur ès Lettres (thèse en Histoire, Université « La Sapienza », Rome), en 1970, a poursuivi ses études et recherches dans différentes universités, en Italie (Bologna, Cosenza, Trento) et dans d’autres pays européens (Louvain-KUL, Paris-EHESS), suivies d’une activité d’enseignant-chercheur jusqu’à son départ pour le Luxembourg en 1992.

Activite professionnelle depuis son arrivee au luxembourg (où elle réside) :

1992-2000 : Professeur attaché auprès du Consulat d’Italie au Luxembourg, Service de l’Enseignement de la Langue et Culture italienne. Initiatives pour l’organisation et le suivi des cours d’italien à l’école primaire et secondaire en coopération avec le MENEF. Formation des enseignants.

2000-2016 : Chargée de cours et séminaires de Littérature et Culture italiennes à l’Université de Trèves (Romanistik). Activités de promotion et d’échanges à niveau international (programmes Erasmus, projets UE, conférences, colloques, expositions, publications …).

2004-2009 : Projet de recherche à l’Université du Luxembourg, Faculté de Lettres et Sciences Humaines (« Présence, histoire, mémoire des Italiens au Luxembourg et dans la Grande Région »).

Participation à la vie associative, culturelle, interculturelle :

Présidente de l’association italo-luxembourgeoise Convivium asbl - www.convivium.lu (fondée à Luxembourg en 1994). Vice-présidente du Centre de Documentation sur les Migrations Humaines - www.cdmh.lu (fondé à Dudelange en 1994).

Collaboration à des projets interculturels, notamment avec l’ASTI et le CLAE, à l’organisation d’importantes manifestations culturelles (Journées Littéraires de Mondorf, Salon du Livre…).

Promotion de la culture luxembourgeoise en Italie (présentation d’auteurs, traduction et édition d’ouvrages littéraires, conférences, colloques scientifiques, expositions…), avec le soutien de l’Ambassade du Luxembourg à Rome et en partenariat avec d’importantes institutions italiennes.

Publications :

Parmi ses nombreuses publications :

  • une quarantaine d’essais en plusieurs langues concernant l’histoire, la langue et la culture des Italiens du Luxembourg et leurs relations avec le Pays d’accueil.
  • une vingtaine de traductions et éditions d’auteurs luxembourgeois en Italie et d’auteurs italiens au Luxembourg.
  • la coédition, avec J. Boggiani, du premier Dictionnaire italien-luxembourgeois, en 1996 (édition augmentée en 2003).
  • plusieurs articles dans la presse luxembourgeoise et italienne.

Decorations (pour mérites culturels) : 

  • Cavaliere dell’Ordine della Stella d’Italia (juin 2013).
  • Chevalier de l’Ordre de Mérite du Grand-Duché de Luxembourg (juin 2019).
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