En noir et blanc. Clichés en tous genres

Corina Ciocârlie
Culture

Selon le Dictionnaire historique de la langue française, clicher est un terme technique de typographie signifiant « fabriquer l’empreinte d’une forme en y coulant un métal fusible permettant d’obtenir une planche solide ». Au cours du XIXe siècle, le sens de ce verbe a glissé vers « copier, décalquer », l’accent étant mis soit sur le caractère définitif de l’image fixée, soit sur le caractère de copie sans originalité. Pour ce qui est du participe passé substantivé, cliché, le sens qu’il a pris en photographie – « image négative obtenue à la chambre noire » – a fini par s’imposer, alors que le sens figuré de « phrase ou idée rebattue » procède du sens initial en typographie. Lorsqu’on dit clicher, comme lorsqu’on dit calquer (emprunté à l’italien calcare, désignant en dessin le fait de « reproduire un modèle sur une surface contre laquelle il est appliqué » et, par extension, « imiter rigoureusement, reproduire »), on désigne donc une tendance à manquer d’originalité, d’inventivité et d’audace, à suivre une ligne déjà tracée. Recourir aux clichés, c’est voir le monde avec les yeux des autres – en noir et blanc, sans nuances et sans relief ; c’est écouter la voix conciliante et monocorde qui nous invite à regarder tous à travers la même lentille, dans la même direction.

Se laissant emporter par ce que Umberto Eco appelait Le Vertige de la liste[1], les curateurs de l’exposition Luxembourg, les Luxembourgeois. Consensus et passions bridées, montrée en 2001 au Musée d’Histoire de la Ville de Luxembourg, conviaient une vingtaine d’acteurs de la vie culturelle – écrivains, chercheurs, éditeurs, conservateurs, archivistes – à établir un double inventaire de clichés, en regroupant d’un côté des « icônes » qui pourraient représenter le Luxembourg dans un musée imaginaire des idées reçues, et de l’autre les « tabous » les plus répandus en terre grand-ducale. C’est ainsi que l’on vit apparaître, côté icônes, la Gëlle Fra, les banques, le rocher du Bock, Sigefroi et Melusina, mais aussi le festival de l’automobile, le Judd mat Gardebounen, les dames de chez Namur, le bacalao et la pasta asciutta, les Portugais célébrant les Rois mages et les Italo-Luxembourgeois, « ces beurs grand-ducaux »… Côté tabous, s’exposaient pêle-mêle l’alcoolisme, le suicide, l’avortement, l’homosexualité des femmes, le blanchiment d’argent, mais aussi l’antisémitisme passé et présent, la collaboration pendant la Seconde Guerre mondiale, le racisme envers les adeptes d’autres religions, l’interdiction de passage et de séjour des Roms, la brutalité envers les demandeurs d’asile et, de manière plus générale, « la xénophobie ordinaire qui accompagne notre beau sentiment national »[2].

Les clichés, tout comme les couleuvres qu’il faut avaler au nom d’une « intégration » réussie, ont la peau dure. « Quand je rencontre le mot intégration, je change de trottoir », écrivait d’ailleurs Jean Portante en marge de la même exposition consacrée au fameux consensus luxembourgeois. « Comme des gardes du corps de la pire espèce, barbouzes lui collant à la peau, ceux qui l’escortent sèment la peur. Intégrer : inclure, incorporer, assimiler. N’être entier, intégral, qu’une fois intégralement intégré. Intégrables de tous les pays, unissez-vous, car d’intègre à intégrisme il n’y a qu’un cheveu. »[3]

Guy Rewenig – qui avait contribué, lui aussi, à dresser en 2001 le double inventaire des phobies & lubies grand-ducales – allait publier en 2017 aux éditions Binsfeld un livre au titre suggestif, Comment blanchir les bêtes noires sans les faire rougir, récit du parcours « périlleux et hilarant » d’un Africain au Grand-Duché. Dans une lettre adressée à « Monsieur le Ministre des Affaires Étrangères », le jeune Mwayé raconte, sur un ton mi- cocasse mi- résigné, ses efforts titanesques, déployés sans fléchir, pour devenir un authentique Luxembourgeois : tracasseries administratives, démêlés avec la police, boulot dans un centre de tri pour dons destinés aux réfugiés, bénévolat au Théâtre Continental et au Musée d’Art Moderne, randonnées cyclistes en compagnie du ministre. Ce long périple initiatique est couronné, ironiquement, par la participation à un projet de nation branding, une stratégie promotionnelle du gouvernement visant à présenter le Luxembourg sous son jour le plus favorable. Toujours à la recherche d’une astuce pour asseoir son intégration, Mwayé répond à une annonce – « Cherchons citoyens souriants » – visant à lancer la campagne pimp my nation. Il fera partie des dix « ambassadeurs du peuple » qui, toujours optimistes, toujours décontractés, prendront la pose devant les landmarks du pays. Un photographe accrédité réalisera ainsi une collection d’images idylliques pour un dépliant qui sera distribué à tous les ménages du Grand-Duché. Les clichés se suivent et ne se ressemblent pas : « Nous avons dû poser devant la Philharmonie au Quichebergué, le Palais Grand-Ducal, le lac artificiel d’Inséborné, (…) le monument équestre du Cnoudellère, la statue de la Grande-Duchesse sur la Place Cléfonté, le château de Fishbaqué, le siège administratif d’Arts-C’est-Leurre-Mythe-Allée, (…) les antennes paraboliques de Bétsédorfé, le Parc Merveilleux de Bétemmebourgué, la Basilique d’Equétèrenaqué, le barrage d'Éshé-Surre-Surre, la Roquéhalle d’Éshé-Surre-Allezète, le château de Merde-C’est-Quel-Bled-Ici, tu m’excuses, Monsieur le Ministre, mais je n’ai pas tout noté, j’étais parfois perdu dans la géographie, tellement la tête me tournait à force d’avaler du crémant et de grignoter des canapés et de me déhancher et de lancer les bras en l’air et de sourire bien expressivement et de répandre une bonne humeur de plus en plus massive. »[4]

Parallèlement, le même Mwayé raconte, dans sa lettre adressée à Monsieur le Ministre, comment il a perdu son meilleur ami, un merle qu’il avait baptisé Tsitsi Magojitsitsi et qui, chaque jour à 18 heures pile, avait pris l’habitude de commenter l’actualité nationale depuis la plus haute branche du peuplier planté derrière le foyer pour demandeurs d’asile. Un beau jour, hélas, Tsitsi lui a annoncé qu’il avait décidé de s’exiler, pour des raisons indiscutables : « Il dit : Je ne supporte plus le Luxembourg. Je dis : Comment ? Le pays des merveilles n’a plus d’effet sur toi ? Tu veux quitter le paradis ? Serais-tu devenu kamikaze ? Qu’est-ce qui t’agace au Luxembourg ? Il dit : La torpeur ambiante. La paresse généralisée. La façon d’étouffer les débats. L’égocentrisme collectif. L’addiction au luxe. Je dis : Tu as bientôt fini, Tsitsi ? C’est quoi, ce catalogue des vices ? » La réponse du merle savant en dit long sur l’état d’esprit de tous les oiseaux migrateurs qui finissent par douter des capacités d’accueil de ce Luxembourg « multiculturel » qui, en réalité, ressemble tantôt à une cage dorée, tantôt à un miroir aux alouettes : « Oui, c'est très moralisateur, je sais », avoue Tsitsi, dépité. « Je perds toute mon élasticité. De l’ironie, je suis rapidement passé au sarcasme. Peu après, j’en suis déjà arrivé au cynisme. Et qu’est-ce qu’il m’attend une fois le cynisme épuisé ? Plus rien, mon ami. Le vide. Le cafard. Le trou noir. Le point final. Je vais donc m’exiler pour me réinventer. »[5]

Flatteurs ou dépréciatifs, les clichés sont l’image la plus pathétique, la plus dérisoire, de notre besoin de coller des étiquettes à ce qui, par définition, nous échappe. Sujet de méfiance et objet de désir, l’Africain Mwayé – secondé par ses « frères » et « sœurs » venus du Sénégal, comme Consolatrice, ou bien de Hongrie, comme Milos, ou encore d’Albanie, comme Bukurush – représente un véritable paradigme de l’altérité (le concept le plus antipathique au « bon sens », selon Roland Barthes…). En dépit des tentatives de séduction, d’intégration ou d’apprivoisement, lui et son meilleur ami Tsitsi Magojitsitsi résistent : non seulement ils ne livreront rien (ou presque) de leur mystère originel mais, à tout moment, ils pourront s’envoler à nouveau, laissant derrière eux la terre dite d’accueil et faisant un joli pied de nez à tous les clichés dont on les aura affublés, à toutes les tentatives – drôlement vaines – de dire l’indicible, de saisir l’insaisissable, de blanchir les bêtes noires sans les faire rougir

[1] Umberto Eco, Le Vertige de la liste. Traduit de l’italien par Myriem Bouzaher. Flammarion, 2009

[2] Luxembourg, les Luxembourgeois. Consensus et passions bridées, sous la direction de Corina Mersch. Textes accompagnant l’exposition. 2001. Publications scientifiques du Musée d’Histoire de la Ville de Luxembourg, 2001, tome VII, pp. 80-87

[3] idem, p. 52

[4] Guy Rewenig, Comment blanchir les bêtes noires sans les faire rougir. Une lettre, éditions Guy Binsfeld, 2017, pp. 235-236

[5] idem, p. 245

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